Organomagnésiens en 2024... Article du Monde (15-07-2024)
RÉCIT« “Cold cases” scientifiques » (1/6). Depuis plus d’un siècle, la réaction de Grignard enchante l’industrie, fascine les chercheurs, traumatise les étudiants. En 1912, le jury du Nobel a primé cette recette de fabrication d’alcools complexes, à l’origine de parfums, fertilisants, médicaments. Pourtant son mécanisme n’avait jamais été élucidé. Jusqu’à ce qu’un étonnant duo de chimistes s’attaque au mystère.
Ça a presque commencé comme une boutade, « le genre de phrase que l’on lâche pendant les conférences sans tout à fait y prêter attention », se souvient Odile Eisenstein. Ce jour de mai 2015, la chimiste française, tout juste retraitée du CNRS, fête son élection à l’Académie norvégienne des sciences et des lettres. Pour l’occasion, l’université d’Oslo, qui accueille la « professeure invitée » depuis 2012, a réservé un amphithéâtre pour un échange avec des chercheurs et des étudiants. L’exercice touche à sa fin quand un collègue la ramène au nerf de la guerre : l’argent. La biologie et la biochimie n’en manquent pas, mais la chimie reste à la peine. « Il se demandait comment trouver des problèmes suffisamment complexes et intéressants pour attirer des financements, se souvient-elle. Je lui ai dit que ça ne manquait pas. Et là, je ne sais d’où c’est sorti, j’ai cité la réaction de Grignard : tout le monde croit la connaître, mais, en réalité, on ne comprend pas son mécanisme, et c’est particulièrement complexe. D’ailleurs, si ça intéresse quelqu’un… »
Sur un des bancs, Michele Cascella bouillonne. Recruté l’année précédente par un jury dans lequel siégeait Odile Eisenstein, le trentenaire italien est « choqué ». Certes, il n’est pas un spécialiste de chimie organique, la branche de la discipline qui abrite la fameuse réaction. Mais, comme tout chimiste, il a étudié en première année d’université cette recette centenaire, auréolée par un prix Nobel en 1912, à la base de la fabrication de nombreux alcools, abondamment utilisés par l’industrie. « Effectivement, j’étais convaincu que tout était connu. Je suis allé la voir après la conférence pour qu’elle m’explique. Et je lui ai dit que je pensais qu’avec les outils de chimie théorique que j’utilisais pour étudier les systèmes biologiques, les membranes, les enzymes on devait pouvoir résoudre la question. Je lui ai proposé qu’on collabore. Elle a dit oui. Dans tout bon “cold case”, il y a un événement inattendu qui vient remettre un vieux dossier dans la lumière. Et dans ceux que je préfère, il y a une rencontre entre deux enquêteurs. Là, il y a eu les deux. »
Vieux, le dossier l’est, effectivement. C’est, en effet, le 14 mai 1900 que Victor Grignard (1871-1935) présente devant l’Académie des sciences une note sur « quelques nouvelles combinaisons organométalliques du magnésium et leur application à des synthèses d’alcool et d’hydrocarbures. » Plus exactement, comme l’exige le règlement, la note est lue par un académicien, en l’occurrence Henri Moissan (1852-1907), éminent découvreur du fluor et futur Prix Nobel (1906). Grignard est alors totalement inconnu. Issu d’un milieu modeste, il rêvait d’une carrière de mathématicien à Paris. L’annulation d’une bourse l’a conduit au laboratoire de chimie de Philippe Barbier, à Lyon.
Une recette explosive
Le maître des lieux rêve alors d’inventer des molécules, ou du moins des chemins nouveaux pour les fabriquer. Il a tenté de remplacer dans une réaction connue des composés de zinc par du magnésium. L’explosion qui en a découlé l’a découragé. Il a donc confié le bébé à son « préparateur ». Grignard reprend les ingrédients, mais modifie la recette. Au lieu de tout rassembler, il agit pas à pas. D’abord, il déshydrate soigneusement l’éther. Puis, il y introduit le magnésium. Enfin, il ajoute, goutte à goutte, de l’iodure de méthyle. Il obtient un liquide transparent dans lequel le magnésium s’est complètement dissous. Ce composé organomagnésien prendra bientôt le nom de « réactif de Grignard », ou même de Grignard tout court. Façon de reconnaître son importance.
En effet, ce réactif permet de créer des liaisons entre atomes de carbone, d’allonger donc le squelette des molécules et d’en créer des nouvelles, plus complexes. L’un des Graals de la chimie. Ainsi, lorsque l’on ajoute à ce liquide un composé simple à base de carbone et d’oxygène, comme un aldéhyde, la réaction produit des alcools, pour certains inconnus jusqu’ici, dont le jeune préparateur mesure déjà l’ampleur des applications possibles. Là encore, l’ensemble de l’opération dégage une forte chaleur, mais elle reste contrôlée. Pas d’explosion, donc. Elle fonctionne avec des aldéhydes, mais aussi avec des cétones, ce qui permet de multiplier les solutés ainsi produits. De même, d’autres iodures peuvent être employés, « éthyle, butyle… ou futyle », dit en souriant Odile Eisenstein. Enfin, l’iode peut être remplacé par du brome ou du chlore. Le tout avec un rendement remarquable de 70 % – qui sera encore amélioré – et sans qu’il soit nécessaire d’isoler le produit final.
Une famille entière de réactions, donc, qui va connaître un immense succès. Scientifique, d’abord, puisque dès 1905 la note a été citée deux cents fois dans la littérature. En 1912, lorsque le tout nouveau professeur partage le prix Nobel avec Paul Sabatier (primé pour avoir hydrogéné des molécules organiques), l’article totalise plus de sept cents citations. Enorme pour l’époque. A la mesure des applications qui s’annoncent et vont bientôt déferler sur le monde : parfums, fertilisants, médicaments. Un succès jamais démenti. Environ 85 % des produits de l’industrie pharmaceutique utilisent une réaction de Grignard. Elle est même au cœur de la production industrielle de vitamine A. Le marché de ces seuls réactifs a été évalué à 2,6 milliards de dollars en 2016 et devrait atteindre 4,2 milliards en 2030. « Ça marche, alors pourquoi comprendre ? », ironise Odile Eisenstein.
« Un parfait Arsène Lupin »
Une logique utilitariste que ne partagent pas, on l’aura compris, les deux enquêteurs réunis à Oslo. Un duo de polar, en vérité. Michele Cascella semble sorti d’un roman du maître transalpin du genre, Andrea Camilleri. Joyeux, bon vivant, fou de littérature et d’opéra, il a grandi dans une petite ville entre Rome et Naples avant de commencer une carrière nomade de chercheur à Rome, Trieste (Italie), Lausanne, Berne et enfin Oslo. Il ne manque pas d’expérience, surtout dans ce que les spécialistes nomment la « dynamique moléculaire ab initio », une façon de simuler les interactions des molécules au niveau atomique grâce aux équations de la mécanique quantique. Ni de reconnaissance dans sa petite communauté de spécialistes de l’étude théorique des systèmes biologiques. « Mais je suis un gamin à côté d’Odile », dit-il.
Théoricienne, elle aussi – autrement dit adepte de la simulation par ordinateur –, elle a voué sa vie à la compréhension de ce qui se cache derrière les formules chimiques, plus particulièrement celles des composés organométalliques (avec au moins un atome de carbone et de métal). Membre des Académies des sciences française, américaine, de la Royal Society britannique et de quelques autres hauts cénacles internationaux, la directrice de recherche émérite au CNRS affiche un appétit, un enthousiasme tout à la fois inusable et inversement proportionnel à sa taille. « Vous l’avez vue, elle est petite, mais elle a la puissance d’une ogive nucléaire, plaisante son compère italien. Quand elle débarque à Oslo en hiver, la neige fond. »
Elle n’ignore rien des diverses avancées qu’a connues la question qu’ils tentent de résoudre. A commencer par la découverte par Wilhelm Schlenk et son fils, dans les années 1930, que la formule RMgX affichée par Grignard (ou R est une chaîne de carbone, Mg le magnésium et X un halogène comme l’iode) cache en réalité un équilibre entre trois composés distincts (RMgX, MgX2 et MgR2). Puis les échecs successifs essuyés par différents chimistes dans leur tentative de mettre en évidence la structure spatiale des fameux réactifs. « Ils ont essayé toutes les méthodes expérimentales classiques, spectroscopie de masse ou infrarouge, calorimétrie, études cinétiques, résume-t-elle. Sans succès. L’un des problèmes majeurs, c’est que sa forme, ou plutôt ses formes, dépendent de son environnement. Il est donc différent en solution et en absence de solvant. Un parfait Arsène Lupin de la chimie. »
La chimie théorique entre en scène
Faute de connaître les structures, impossible de comprendre le mécanisme par lequel les molécules réagissent, se transforment, créent ces fameux nouveaux produits dont les chimistes font leur miel. C’est là que la chimie théorique entre en scène. Cette fois, ce n’est plus à l’observation d’une réaction sur une paillasse que les chercheurs s’attellent, mais à une simulation sur ordinateur. Ils doivent entrer toutes les dispositions possibles des atomes en jeu, fixer les règles connues, la nature des liaisons, le déplacement des charges électriques. Et évaluer, dans cette tempête chimique, les architectures les plus stables. Le tout en prenant en compte non seulement les produits supposés actifs, mais aussi le solvant, qui loin de rester neutre va se révéler essentiel dans l’arrangement des liaisons entre atomes.
« Suivre sept cents atomes au dixième de milliardième de seconde et trouver une valeur statistique au résultat impose des mois de calcul sur un super ordinateur, explique Michele Cascella. Ce n’est possible que parce qu’en dix ans nos capacités de calculs et la qualité du code ont été considérablement améliorées. » Il sait de quoi il parle. C’est lui qui a supervisé l’acquisition des données et l’encadrement du thésard Raphael Peltzer, qui s’est consacré, pendant trois ans, au sujet. « J’étais le moteur, Odile le conducteur, celle qui donnait du sens aux données extraites », résume modestement l’Italien.
Un attelage dont le résultat a eu les honneurs, en février 2020, du Journal of the American Chemical Society, une des plus grandes revues internationales de chimie. Rien d’étonnant compte tenu du caractère historique de la réaction étudiée. Mais aussi parce que les limiers ont mis au jour une surprise de taille. Non pas une structure du réactif, comme on l’observe habituellement, mais… sept. Sept manières différentes d’organiser les molécules, de répartir les atomes dans l’espace, d’assurer les liaisons entre eux. Et non pas un, mais deux mécanismes chimiques (pour les spécialistes : nucléophile et radicalaire). « Autrement dit, ce n’est pas à un tueur, mais à un gang, que nous avons affaire, et qui a agi avec deux armes distinctes », s’amuse Odile Eisenstein.
La traque n’est pas complètement terminée. Quelques complices ont très probablement échappé aux deux enquêteurs. « On a cherché sous le lampadaire et on a déjà trouvé pas mal de choses, image Odile Eisenstein. Pour aller plus loin, il va falloir changer nos méthodes de calcul. » L’inspecteur Cascella a déjà la solution : l’intelligence artificielle. Le gang des Grignard n’a qu’à bien se tenir.
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Commentaires :
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Leon Lefrancois dit :
21/8/2024 à 19h 32min
Les applications potentielles évoquées, notamment dans le domaine pharmaceutique, sont vraiment prometteuses. C’est impressionnant de voir comment les chercheurs parviennent à repousser les limites de ce que l’on pensait possible avec ces composés. J'espère que ces avancées encourageront plus de collaborations internationales pour accélérer encore davantage le développement de nouvelles technologies. Ce sujet mérite vraiment d'être suivi de près dans les années à venir. <a href="https://aideredactionmemoire.fr/memoire-de-physique/">https://aideredactionmemoire.fr/memoire-de-physique/</a>
Leon Lefrancois dit :
21/8/2024 à 19h 31min
En tant que passionné de chimie organique, je trouve l'article sur les organomagnésiens fascinant! Les avancées récentes en 2024 ouvrent des perspectives incroyables pour la synthèse de nouveaux composés. J'apprécie particulièrement l'accent mis sur l'amélioration des rendements et la réduction de l'impact environnemental. Cela montre que la recherche continue d'évoluer dans le bon sens, en prenant en compte les défis actuels. Je suis curieux de voir comment ces innovations seront appliquées à grande échelle et quelles nouvelles découvertes en découleront. Bravo au Monde pour cet article informatif et bien documenté!